Dedans
On empreinte le chemin qui descend au fond du cratère, le même que cette nuit. Cette descente n’a rien à voir, je vais pouvoir comprendre un peu de ce qui se passe ici. Pourquoi font-ils ça ? Pourquoi les laisse-t-on faire ça ?
D’un coup le grand nuage blanc remplissant le cratère se dissipe. Il laisse place à une énorme falaise circulaire très claire d’environ 200 m de haut. Au fond, un lac bleu jade apparait, encore dans l’ombre de la paroi. Sur la gauche entre la paroi verticale et le lac, un nuage blanc s’échappe à la verticale. La roche à sa base est jaune et sillonnée de tubes noirs. Un peu à l’écart, les porteurs remplissent leurs paniers. En me retournant, je vois Stéphanie en haut du cratère, c’est bon, eux aussi ils voient. On continue de descendre. Sur le chemin, les porteurs posent leurs chargements sur des petites plateformes à hauteur et fument une cigarette. Je suis dans le cadre des photos de Salgado. Solgun me montre un effondrement sur la droite, l’an dernier d’énormes blocs se sont détachés, de l’autre côté de la zone de travail. Il était là, le sol a tremblé, il a eu vraiment peur. Pourquoi l’effondrement était de l’autre côté ? Il ne sait pas. Le sentiment d’être là où il se passe quelque chose m’envahit. Solgun sourit à me voir photographier dans tous les sens. Je reconnais le caillou sur lequel j’avais posé mon pied photo ce matin avant le nuage. Je refais le même cadrage, seuls deux bidons d’eau se retrouvent sur les deux photos. Jamais cette nuit je n’aurais pu imaginer ce paysage si particulier ponctué de silhouettes enfumées.
Nous sommes maintenant au fond du cratère, proche du lac d’acide sulfurique ! Les tuyaux noirs laissent échapper de la fumée et un liquide jaune orangé qui se répand sur le sol. Ce liquide se solidifie rapidement et forme une roche jaune plus claire. Les tuyaux sont au nombre de quinze alignés le long de la falaise et servent de collecteurs aux vapeurs de soufre se dégageant de la paroi. Le bluefire de cette nuit était en fait la combustion d’une partie de ce gaz, un bruleur de cuisinière de géant. Quatre porteurs sont en train de casser des blocs de soufre jaune à l’aide d’une barre-à-mine. L’un d’entre eux porte un masque à gaz, les autres esquivent le nuage montant à la verticale. Je n’ai pas une vision de l’enfer, je pousserai même à dire que l’atmosphère est bon enfant. Je me balade dans cette usine à ciel ouvert, appareil photo à la main. Irréel. Les porteurs me sourient, Solgun fait des nouveaux moulages de tortues et d’avions, des cries de joie descendent du chemin. Pourtant on est à 10 m d’un lac d’acide sulfurique, les nuages toxiques se déploient dans le ciel et la petite piscine d’eau douce prévue pour arrêter un incendie de la zone me parait plus que dérisoire. Solgun m’explique avec simplicité son travail. Il me montre son double panier et retaille quelques blocs pour affiner l’équilibre. Le poids de 80kg oblige une minutie dans l’équilibrage des 2 paniers qui prend au moins 15 minutes. C’est prêt, on remonte ensemble. Je me mets derrière lui. Il porte 100kg, moi 3. Son rythme est lent et assuré. Il a retiré son T-shirt pour la montée.
La latte reliant les deux paniers lui écrase l’épaule. Ses trapèzes hypertrophiés se gonflent tour à tour quand il passe le panier d’une épaule à l’autre. On pourrait presque croire qu’il a un nouveau muscle. Je lui dis mon impuissance à l’aider, il sourit. Je passe devant en prenant garde de ne pas le gêner pour prendre quelques photos. Il monte sans souffrance visible. J’entends parler français, on ne doit pas être loin de la lèvre du cratère. Au sommet un peu à l’écart des touristes, il fait une pause cigarette. On discute à nouveau, il me parle d’une douleur qui commence à le gêner fortement, il me montre le bas de ses reins. Que puis-je ? La douleur n’est pas apparente sur les visages mais les corps s’usent, peut il en être autrement. Qui achète ces blocs de soufre ? Ils ne peuvent ignorer tout ça. Les touristes, comme nous apportent aussi de l’argent, serais-je ici s’il n’y avait qu’un musée ? Je décide de le quitter là et de redescendre au bus rapidement, j’ai besoin de solitude pour digérer. De plus, l’idée de regarder son corps se déformer dans la descente me mets déjà mal à l’aise.
Je le salue et le remercie du temps passé ensemble. Je n’ai pas mes réponses à mes questions mais j’ai des éléments sensibles et des réponses partielles. Pour aller plus loin, il me faudrait du temps. En quelques heures sur place, je ne pouvais collecter plus de sensations et d’informations. Je ne veux pas partir, je suis bien.
En partant, il me redit son nom Solgun et me précise qu’il est un guide local, il me demande de ne pas oublier cela quand je vais montrer les photos. Je sens que c’est important et que c’est la seule chose que je peux faire pour lui. J’espère par cet écrit avoir répondu à sa demande.