Incapacité
Il est 1h30, le minibus s’arrête, j’y suis. La journée qui commence sera certainement une des plus fortes du voyage, une balise, un point de passage de la vie. On ne peut plus être le même après être venu ici. Je suis sur le parking du Kawa Ijen, il fait nuit noir. Tout autour, deux petites maisons, une prairie entourée d’une forêt se dessinent, rien de plus. Au dessus, la voie lactée me rappelle que je suis bien sur terre, pourtant je sais que l’enfer n’est pas loin. Un autre minibus arrive, les phares s’éteignent, des touristes descendent. On se regroupe.
Un indonésien sort de la nuit, « Good morning, Ca va bien , I’m Ali, your guide for tonight». J’ai acheté l’option « Bluefire » du tour. Cette option permet de partir 3 h avant l’heure normale pour voir au fond du cratère de la lumière bleue. En fait, je ne sais pas bien ce que c’est et en plus on me l’a souvent déconseillée car on ne voit pas grand-chose, simplement une lueur bleue diffuse, au loin. Mais au fond de moi, je suis là pour être 3h de plus auprès des porteurs de soufre et tant mieux si je peux voir un phénomène volcanique.
Nous partons par un chemin pour une heure de marche qui doit nous amener jusqu’à la lèvre du cratère. Le groupe silencieux s’enfonce dans la forêt, seules les lumières des frontales trahissent notre présence.
Soudain sur ma droite, un panier en bambou à la hauteur de mes yeux. Dans l’enfilade, un second panier. Ma respiration se bloque, ca y est c’est maintenant. Depuis longtemps, je sais qu’un jour je viendrai voir ca, ca : ces hommes, ces forçats d’un autre monde.
Je me laisse descendre à l’arrière du groupe, je suis à ses côtés. Le groupe prend un peu d’avance, que dois-je faire ? Je reste là ou accélérer, c’est là-bas que je dois être, c’est ici que je veux être. Le chemin est large, on monte ensemble. Ensemble, c’est ma vision, mon monde, mes projections. Il est à côté, je ne sais rien de lui, mais je me sens lié, un sentiment de communion. Que pense-t-il ? Il y a 20 ans, Nicolas m’a fait découvrir le photographe A. Salgado et son travail La Main de l’homme. J’ai découvert ce monde des porteurs de soufre du Kawa Ijen. Je sais depuis ce moment là qu’un jour je viendrai ici, pour répondre à ces deux questions :
Pourquoi font-ils ça ? Pourquoi les laisse-t-on faire ça ?
Là maintenant puis-je avoir des réponses ? Le guide ne parle pas anglais. J’imagine que le porteur à mes côtés ne parle pas non plus. On monte, parfois nos lumières se croisent sur le sol noir étoilé de traces jaunes échappées des paniers. Je monte avec son énergie, je lui vole un peu de lui même. Trop tard pour dire bonjour. Pourquoi fait-il ça ? Je suis incapable de sortir un mot. Il est pour moi, une extrémité de l’humanité, un héros, inatteignable. Que pense-t-il ? Son visage est-il semblable aux photos ? Quel âge a-t-il ? Certainement moins que moi car l’espérance de vie est de 35 ans. Portant il parait qu’ils ont le sourire. Pour lui je suis un touriste comme ceux qu’il croise tous les matins, j’ai sans doute dans la poche 5000 roupies à échanger contre une photo de leur labeur, un gros appareil photo et si je parle fort c’est que je suis un français. Son panier touche mon épaule gauche, -Sorry. -Sorry. Ma tête explose, je n’arrive rien à sortir. Ces porteurs vont au fond du Kawa Ijen pour remonter des blocs de souffre en haut du cratère puis les redescendre jusqu’à la route. Chaque chargement pèse environ 80 kg qu’ils transportent durant 2 heures sur des chemins difficiles. Dans le cratère, ils extraient le soufre dans des nuages de vapeur âpre et irritante. Il commence sa journée, il monte deux doubles paniers vides.
On arrive à une cahute, il pose ses paniers. Je lui dis « good day », il me répond « Ok » en allumant une cigarette. Que pense-t-il ? Je continue le chemin, pars retrouver les comme moi, me pose au milieu du groupe. La bouche close. Une tête blonde me demande si je suis français. Mon voyage est terminé.